Du douet au lavoir

Le contexte historique

Durant le siècle et demi de construction des lavoirs communaux couverts, les rapports entretenus avec l’eau et les aménagements liés à son usage vont changer.

Jean-Pierre Goubert résume le problème :

« Longtemps encore tout ou presque s’oppose à un usage fréquent de l’eau : la crainte d’un refroidissement, l’indécence des ablutions intimes, l’absence de relation perçue entre propreté et santé, la mauvaise qualité et les faibles quantités d’eau disponible (particulièrement dans les campagnes) l’habitude de lier l’usage du bain complet à un rite de passage (naissance, mariage, décès) ou la coutume de fonder le rythme de la lessive traditionnelle sur le calendrier des saisons, le renouveau succédant au bonhomme hiver, la sève à la sécheresse, la vie à la mort et donc la propreté à la saleté. » (Jean Pierre GOUBERT," la conquête de l’eau" Robert Laffont 1986,p31

Très longtemps, l'eau est une denrée rare et sa quête est une corvée réservée aux femmes ou aux porteurs d'eau en ville. Le contact du corps avec l'eau est redouté, la crasse constituant une bonne protection contre les maladies. Lentement, les points de vue hygiénistes vont faire leur chemin dans les mentalités.

Le XIXe siècle va être le siècle de cette lente conquête de l’eau. Choléra, variole, typhoïde sont toujours des calamités mais l’attitude face aux épidémies est différente de celle des siècles précédents. Ce ne sont plus des punitions du Ciel, la raison commande de les prévenir. La relation entre la transmission des maladies infectieuses par les eaux et les linges souillés est mise en évidence par les scientifiques dont Pasteur. Les communes vont avoir la charge de concrétiser les équipements nécessaires aux différents usages de l'eau :

                - les fontaines pour l’alimentation,

                - les abreuvoirs pour le bétail,

                - les lavoirs pour le linge.

Dans les villages, la principale préoccupation est la possibilité d’abreuver les bêtes et d’avoir une réserve d’eau en cas d’incendie. Mais, les lieux où l’eau est présente sur un terrain communal n’étant pas si nombreux, abreuvoir et lavoir vont être aménagés ensemble.

La tâche des municipalités est immense  et les moyens financiers modestes pour, à la fois, améliorer les chemins ruraux, élargir et aligner les rues du village, entretenir l’église et le presbytère, déplacer le cimetière, se doter d’une école, d’une mairie… et construire un lavoir !

Suite à la révolution de 1848, en février 1851, l’Assemblée législative vote un crédit de 600 000 F pour favoriser la création d’établissements modèles de lavoirs et bains publics gratuits ou à prix réduits. Cette loi vise à équiper les grandes villes regroupant une population ouvrière importante, d’établissements où le lessivage à la vapeur d’eau serait mis en œuvre, complété par un essorage et séchage sur place. Il s’agit d’un blanchissage collectif visant à réduire le temps de travail de lavage et à combattre l’insalubrité des logements, aggravée par le linge humide. Mais, comme le souligne le rapport de la commission des lavoirs et bains publics (Bourgeois d’Orvanne, "Lavoirs et bains publics gratuits et à prix réduits" Paris 1854, p 11, Gallica) :

«ce ne sont pas ces lavoirs primitifs qu’on rencontre partout en France, et qui se composent d’un simple bassin abrité par un toit soutenu sur quatre poteaux en bois, […] que l’État entend encourager». Pourtant, comme le maire de Neuvillalais qui déclare : « Notre commune a d’autant plus droit à la répartition des 60  000 fr que depuis 7 ans, nous avons supporté pour plus de  5  000 fr d’impôts extraordinaires pour construction d’une maison d’école, achat et clôture du cimetière et indemnité pour les terrains cédés pour l’ouverture du chemin de grande communication et de petite communication », certaines municipalités comptaient bien sur cet argent. Le préfet doit dissiper les malentendus et faire observer au maire de ce village « qu’il ne peut envisager espérer les approches et avantages des conditions exigées pour participer au secours de 60  000 fr du gouvernement, ouvert par la loi du 3 février 1851 et modifié par le décret du 3 janvier 1852, car ce crédit est uniquement destiné à encourager les communes dans la création d’établissements modèles de bains et lavoirs publics gratuits à prix réduits »(Arch. dép. Sarthe, Neuvillalais 2 O 217/7).

Le Conseil général de la Sarthe, dans une session de 1852, « prie M. le Préfet de solliciter une légère subvention sur les fonds de l’État en faveur de la commune de Neuvillalais et de celles qui pourraient suivre son exemple ». Dans les faits, les communes vont bénéficier d’un secours départemental, souvent minime, 100F à 200F. Beaucoup feront appel à des souscriptions en argent ou en nature (matériaux, journées de travail) pour compléter les finances publiques.

Après la défaite de 1870, la santé publique est même considérée comme un facteur de redressement. Mission est donnée à l’école d’enseigner les vertus de la propreté ; voici un extrait de manuel :

« le plus humble, le plus modeste de nos devoirs envers le corps est la propreté. Elle est la preuve du respect de soi-même, de la dignité...l’habitude de porter sur soi, sans en être incommodé, des vêtements en lambeaux et couverts de taches nous dispose peu à peu à supporter les fautes de conduite sans en être choqué. Ajoutons que la malpropreté est contraire à nos intérêts puisqu’elle compromet la santé et nous expose aux épidémies. Enfin la propreté est un devoir social. Nous sommes tenus dans nos rapports avec nos semblables, à la décence sur notre corps et dans nos vêtements. Cette vertu est à la portée de tous, du pauvre aussi bien que du riche et l’habitant de la campagne doit tenir à la propreté ainsi que le citadin » (Cours des écoles primaires élémentaires, librairie Ch.Delagrave, citation de "La France des lavoirs" Christophe Lefébure, éditions Privat 1996, p19)

Ce fut certainement beaucoup plus difficile pour les pauvres, logés dans des habitats insalubres ! 

De 1870 à 1920, de nombreuses municipalités répondent à ces nouvelles conceptions de l’hygiène et construisent des lavoirs couverts dans les bourgs et les hameaux. Cette période correspond à la consolidation de la République, à la généralisation de l’instruction publique avec les lois Jules Ferry, aux grands progrès scientifiques et techniques.

 "Incontestablement, aussi bien en ville qu'à la campagne, le lavoir communal constitue un monument essentiel du nouveau culte de la propreté"(Jean-Pierre Goubert, La conquête de l'eau p31)

Les aménagements

aux bords de la Sarthe au Mans, début du XXe siècle

Une installation des plus sommaires pour la corvée à la rivière, à la mare ou à la douve.

La pose de « madriers » en chêne améliore cette simple descente vers l’eau. Puis, les bassins aux murs maçonnés, entourés de margelles en pierres ou de planches, constituent les premiers vrais aménagements réalisés par les municipalités dans la première moitié du XIXe siècle. Les terres ne s’éboulent plus dans l’eau ! Mais, aucun abri face aux intempéries, sauf les arbres plantés en bordure.

« Ce sont des considérations d’humanité qui doivent porter à abriter les malheureuses aussi bien contre les ardeurs du soleil en été que contre la rigueur du froid en hiver. »(Maire de Bonnétable en 1855 ,Arch. dép. Sarthe, 2 O 39/9)

Partout dans la campagne, au bord des mares, des douves, des douets, des ruisseaux, des rivières, de petits aménagements souvent sommaires, permettaient aux femmes de venir terminer la corvée de lavage; de construction privée, ils pouvaient être d’usage public.

La recherche du terrain

 La principale préoccupation de la municipalité sera de trouver le terrain associé à la présence de l’eau.

Quand cette acquisition peut se faire à l’amiable, un état parcellaire et un plan, une promesse de vente, une délibération du Conseil municipal votant les ressources nécessaires sont envoyés à la préfecture. Un arrêté autorise une enquête publique de commodo et incommodo (avantage et inconvénient) et nomme un commissaire enquêteur. Des affiches et une publication avertissent la population de son déroulement. Le dossier est consultable une quinzaine de jours en mairie puis le commissaire enquêteur reçoit pendant trois jours consécutifs les remarques et formule son avis à la clôture de l’enquête. Si des contestations ont été émises, une nouvelle délibération du Conseil municipal doit les prendre en compte. À l’issue de toutes ces démarches, le préfet autorise cet achat.

Si aucun accord n’a pu être trouvé avec le propriétaire, il faut engager une longue procédure aboutissant à la Déclaration d’Utilité Publique décrétée par le roi ou le président de la République. Seule, cette DUP va permettre l’expropriation nécessaire à l’établissement du lavoir.

Quelques cas particuliers

Si les terrains autour de ce point d’eau appartiennent à la même personne, la municipalité est quelquefois amenée à en accepter les conditions, comme à la Chapelle-aux-Choux , même si la préfecture s’oppose à ces exigences privées dans un premier temps.

Si le bâtiment communal est établi sur un terrain privé suite à un arrangement avec le propriétaire du moment, sans convention écrite, les changements ultérieurs de propriétaire mettent la commune dans un grand embarras. (Saint-Corneille)

Dès que la propriété des lieux n’est pas rattachée à un titre officiel et que les différents partis se réfèrent à un « usage de temps immémorial », les situations de conflits perdurent jusqu’à l’achat avec acte notarié, par la commune. (Neuvillette ).

L’eau de source est toujours préférée à celle du ruisseau. À température constante, elle gèle rarement, et elle n’est pas polluée par les activités agricoles ou industrielles. Quand la jouissance de l’eau de ces « fontaines », acquise depuis si longtemps, est remise en cause par un riverain qui s’accapare le terrain, les conseils municipaux n’hésitent pas à porter l’affaire devant les tribunaux, comme à Saint-Vincent-du-Lorouër, pour le hameau des Bulardières.

Les règles administratives

adjudication Aubigné-Racan 1887               Arch.dép.Sarthe 2 O 13/7

Les devis et plan avec cahier des charges sont dressés soit par un agent-voyer soit par un architecte de ville. Les élus adoptent ce dossier et votent les crédits nécessaires à la construction du lavoir avant d’adresser le tout au préfet.

Quand le lavoir est situé sur un cours d’eau, l’approbation du Service hydraulique des Ponts et Chaussées est nécessaire. Celui-ci donne les conditions de l’établissement du barrage. Quant au lavoir, il ne doit pas entraver le cours naturel du ruisseau.

Si les finances sont insuffisantes, la municipalité peut demander un secours départemental.

À partir de 1903, elle peut aussi bénéficier des services gratuits du Génie rural. L’étude du projet est entreprise suite à une délibération du Conseil municipal, transmise avec un avis favorable de la préfecture et autorisée par décision ministérielle. Une subvention égale au tiers du montant des travaux est accordée et versée au fur et à mesure de la réalisation du lavoir. Nous avons constaté l’appel à ce service, dans les années 1930, surtout après la mise en place du gouvernement de Front Populaire. Ainsi à Villaines-la-Carelle, l’autorisation ministérielle de 1937 note que " l’exécution des travaux prévus améliorera les conditions d’hygiène de la population » ou celle de la Chapelle-Huon, de la même année, « l’entreprise générale projetée paraît présenter, au point de vue agricole, un caractère d’intérêt général de nature à justifier le concours de l’État ".(Arch. dép. Sarthe, série 2 O)

AGENT-VOYER

Appelé d’abord expert voyer puis commissaire-voyer (1824), à raison d’un par arrondissement, il dépend du service des Domaines. Puis, il passe au service vicinal et prend le nom d’agent-voyer soit cantonal, soit d’arrondissement et joue le rôle d’architecte pour les communes, à partir de 1837.

Ce sont les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui ont pris le relais.

LE GÉNIE RURAL

Dépendant du ministère de l’agriculture, le service du Génie rural date de 1903. Ses grandes fonctions sont l’aménagement du territoire agricole et l’amélioration des conditions de vie et de travail à la campagne et notamment la question de l’eau. En 1936, la Sarthe fait partie de la circonscription de Tours.

Le plus souvent, cette construction modeste permet de traiter de gré à gré avec les artisans locaux. L’adjudication est rarement nécessaire.

La conformité au devis, du lavoir achevé, est contrôlée lors de la « réception provisoire ». L’année suivante, la « réception définitive » donne le décompte des travaux réalisés et l’état du financement.

L'adaptation au niveau de l'eau

Quand l’eau de la source ou du ruisseau est amenée dans un bassin, un système de vannes régule le niveau de l’eau. Une bonde en permet alors la vidange et le nettoyage. Les boues issues du curage régulier sont convoitées par les riverains pour amender leur terrain.

Quand le lavoir est situé en bord de rivière, c’est le plancher qui devient mobile et s’adapte au niveau de l’eau.

L’installation la plus fréquente consiste en chaînes fixées au plancher qui s’enroulent sur des treuils manœuvrés à l’aide d’une manivelle, intérieure ou extérieure.

À Moncé-en-Belin, un système de treuils avec chaînes et tiges avance ou recule le plancher, l’adaptant à la profondeur du ruisseau.

Un système original a été retenu à la Ferté-Bernard : deux tiges filetées traversent le plancher et maintiennent deux tringles en dessous. L’action du volant permet de monter ou descendre le tout et de positionner le lavoir au ras de l’eau.

Au tout début du XXe siècle, un autre système a été utilisé à Fercé : le plancher équipé de deux roues à l’avant, glisse jusqu’au niveau de la Sarthe. Il peut être remonté sur la terre ferme, à la fin de la lessive.

Fercé-sur-Sarthe 1949

Les usages du lavoir

Les municipalités, répondant aux plaintes des habitants contre des usages autres que le lavage du linge, ont adopté des règlements. Ainsi, à Oisseau-le-Petit  en 1851, le préambule note :

«qu' il existe maintenant un vaste lavoir couvert et à la suite un bassin également garni de lavoirs, mais découverts. Considérant que certaines personnes apportent au lavoir couvert d’énormes quantités de fils remplis de soude et de lessive épaisse qui troublent et infectent l’eau des vêtements » et l’arrêté stipule que le lavoir couvert est « exclusivement destiné au lavage du linge et des vêtements des habitants du bourg » et que « le lavoir découvert servira au lavage des fils, laines et autres objets ».(Arch. dép. Sarthe, Oisseau-le-Petit, 2 O 226/7)

De même, à Parigné-l’Evêque , en 1845, le Conseil municipal considère

« qu’il existe à proximité du bourg un lavoir public nommé le Pissot qui peut être divisé en trois parties, l’une exclusivement pour le linge, l’autre pour le fil et la troisième pour les issues des boucheries » et en 1852, il décide que les fabricants de fil ne pourront laver que le mercredi et le samedi.(Arch. dép. Sarthe, 1 Mi 1343 R51 p 62)

Les problèmes liés aux lavages des fils vont s’estomper à la fin du XIXe siècle mais les pratiques des bouchers charcutiers lavant les boyaux des animaux demeurent un souci du début du XIXe (Changé ) jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (Noyen ).

Quand le lavoir est payant, un tarif est fixé pour les familles en tenant compte du nombre de personnes, du temps passé et de l’utilisation des équipements (chaudière, séchoir) avec un abonnement annuel, nettement plus avantageux. Pour les « indigents » (familles inscrites sur la liste du bureau de bienfaisance), la municipalité accorde la gratuité. Un préposé est nommé et rémunéré pour récolter les paiements, tâche qui s’avère souvent difficile.

À Parigné-l’Évêque, un tarif particulier est appliqué pour les fabricants de fil, les bouchers, les teinturiers, les aubergistes suivant leur catégorie. Nous retrouvons ces mêmes distinctions pour le bateau-lavoir communal de Noyen en 1926 puis 1940, sans les fabricants de fil.

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