C’est une communauté de femmes qui se retrouve au lavoir municipal, les laveuses professionnelles et les ménagères. Ces dernières sont cantonnées dans la sphère privée vaquant aux occupations du foyer: la nourriture, les enfants, le linge, le jardin… Le lavoir et le marché sont les deux endroits où elles quittent cette sphère privée limitée pour se retrouver dans un lieu public. Dépendant juridiquement de leur père puis de leur mari, elles ne sont pas reconnues comme corps social. Le droit de vote ne sera accordé aux femmes qu’en 1945.
Plus que le marché, le lavoir est un lieu privilégié où elles se retrouvent entre elles et peuvent aborder librement tous les sujets de l’intime, commenter les évènements qui surviennent au village, de la mort, du travail, du destin, de la vie... Et le linge parle de la condition de ses propriétaires, de leur vie, de leurs difficultés, des problèmes de santé et un œil averti en apprend autant en regardant sa voisine en train de laver ce linge qu'au travers des paroles prononcées.
Dans les témoignages recueillis, les ménagères qui se rendaient une fois par semaine au lavoir évoquent le plaisir qu’elles avaient à s’y retrouver tout en soulignant la dureté du travail, surtout en hiver, par les grands froids où il fallait commencer par casser la glace avant d’y plonger les mains. Cette communauté avec sa hiérarchie, ses amitiés et ses inimitiés, son entraide et ses rivalités, se côtoyait dans le travail.
Ce lavoir n'était-il pas un exutoire à cette vie de labeur et à la situation de mépris dans laquelle les femmes étaient maintenues dans la société? Les hommes, dont la vie était tout autant oppressante, se retrouvaient bien au café, au champ de foire, à la chasse pour s'en évader durant quelques heures.
Poussons la porte du lavoir…et laissons la parole aux laveuses de Parigné-l’Évêque.
« Il y a une trentaine d’années (vers 1950), lorsque nous passions route de Ruaudin, près du bassin qui existe encore, un brouhaha de voix, le bruit des battoirs nous annonçaient le lavoir municipal. Ce lavoir comportait un vaste bâtiment couvert d’ardoises dont le toit ouvert au milieu laissait passer un rectangle de lumière ; l’été le soleil réchauffait la surface de l’eau et la faisait scintiller. C’était le domaine des laveuses du pays, oui c’était leur domaine et elles savaient le faire valoir ! N’était pas laveuse qui voulait, il fallait savoir manier la brosse et surtout le battoir et avoir sa place réservée autour du bassin.
Le long du mur de grosses poutres savonneuses supportaient les lourds paquets de linge ruisselant.
La laveuse, agenouillée dans sa boîte à laver remplie de paille (boîte en bois blanc à trois côtés), le gros morceau de savon de Marseille à côté, frottait énergiquement le linge, battait vigoureusement la grosse pièce de toile afin d’en extraire l’eau savonneuse pour le rinçage. Derrière elle, attendait la bassine d’eau azurée par la pierre bleue enveloppée dans un linge fin, afin de donner au blanc le reflet bleuté si apprécié. Que de chemises brodées, de longs pantalons à volants se sont rincés dans ce bassin !
La journée d’une laveuse était dure : arrivée dès 7 h du matin « à la fontaine », elles ne remontaient qu’à midi et même certaines restaient toute la journée.
L’eau de ce bassin avait toujours la même température, l’hiver au gel, une vapeur s’élevait au dessus du bassin ce qui faisait dire en riant aux laveuses : « l’eau bout les filles, la lessive va être bonne ! » ; car elles étaient gaies toutes ces femmes si travailleuses, aux mains bleuies par l’eau et la lessive. Elles avaient beaucoup de truculence, parlant des uns et des autres, car tout se savait « à la fontaine ». Mais il y avait, comme dans toute société des patronnes : c’étaient des habituées plus âgées qui savaient heureusement arrêter les cancans du lundi lorsque cela s’avérait nécessaire. Sur leurs ordres, les jeunes laveuses, les apprenties avaient toujours les plus mauvaises places près de labonde ce qui entravait les gestes et les empêchaient de bien rincer les draps. Un jour les jeunes se montraient aussi fortes que leurs aînées et gagnaient une meilleure place.
Si un homme arrivait dans cet enclos matriarcal, il n’était pas à son aise et restait à la porte ; d’ailleurs il n’aurait pas pu aller bien loin sur le pavé savonneux…et le silence, à son entrée, lui faisait comprendre qu’il n’avait qu’à attendre, à l’extérieur, que la brouettée de linge soit prête pour en prendre les montants et gravir péniblement la côte du bourg.
[…] Puis, la journée terminée vers la tombée de la nuit, on entendait les grincements des roues de brouettes pleines de linge qui remontaient vers le bourg. » (René Couturier, « souvenirs et légendes de Parigné-l’Evêque », Club Amitié 3e âge 1980)
"Le seul moment où les hommes accédaient au lavoir municipal c'était au moment du nettoyage une fois par an; c'était plutôt la fête et les bonnes bouteilles étaient là pour les encourager et certaines fois, la brouette servait à ramener un homme". (témoignage de Thérèse L Ruaudin années 1950)
De même, Modeste Chaussée née en 1882 à Précigné, a exercé durant près de cinquante ans ce métier. Elle allait chercher le linge chez ses clientes et le transportait jusqu’au bateau-lavoir où elle avait son emplacement habituel qu’elle louait à la journée. « Elle installait sa boîte à laver, le carrosse ; elle déposait son matériel rudimentaire, brosse et battoir, le savon ou la lessive que le client fournissait ; elle ceignait son vaste tablier d’épaisse toile grège, toile de lin ou de chanvre si finement tissée qu’elle était quasiment imperméable. Et le travail débutait… Avec lui, les bavardages ». A Sablé, dans les années 30, elles étaient une dizaine d’autres laveuses à fréquenter lavoirs ou bateau-lavoir dans une ambiance familiale et bon enfant. ( Serge BERTIN et Sylvie GRANGER « Femmes en Sarthe », réédition 2015)
Souffrance et solitude
Dure journée de labeur, en toute saison, par les grands froids comme par les grandes chaleurs, répétée tous les jours de la semaine pour les laveuses professionnelles. Dans le recensement de la population des villages, le métier de « laveuse » apparaît rarement. Elles sont « journalières » et lavent pour de nombreuses personnes, que ce soit pour les artisans, les commerçants, les aubergistes ou les familles nombreuses. Toutes ne fréquentent pas le lavoir communal du bourg, certaines vont chez des particuliers ou dans les fermes. Elles se retrouvent seules et souvent dans des conditions bien plus médiocres.
Madame Montreuil à La Fontaine-Saint-Martin
"Née en Bretagne, elle avait subi des sévices de la part de sa belle-mère, lorsqu'elle avait deux ans environ. Celle-ci l'avait jetée dans le foyer allumé de la cheminée. Elle resta atteinte de graves brûlures aux mains qui lui bloquaient les doigts, repliés aux trois quarts. Ils épousaient parfaitement la forme d'une brosse à laver.
Courageuse, de bonne humeur, elle traînait la brouette remplie de la lessiveuse vers le lavoir, pour la majorité du bourg. Seul, le château ne lui donnait pas de café chaud, l'hiver. Petite, je lui portais une thermos. Elle mangeait chez l'habitant, émaillant le repas de détails croustillants sur la vie de ses clients. J'étais ravie de la voir, rouge, les joues brillantes, blouse grise et tablier foncé, les sabots claquant sur la route, son jupon dépassant de la jupe.[...] Veuve de guerre, sa vie était rude mais jamais je ne l'ai vue pleurer ou gémir. Elle a fini ses jours dans une maison de bois au bord de la RN 23." (témoignage Babette A.)
À Ruaudin, « aux Courbes, les propriétaires habitaient au Mans et chaque semaine, M. DUBIGNON venait en voiture apporter le linge à laver ; c’était une femme qui venait des Hunaudières à pied (500 mètres) ; le lavoir couvert était installé au bord du ruisseau, dans le bois de futaie au bout de la propriété.Le linge était étendu dans le garage. Quand la femme avait fini, elle redonnait les clés ; quelquefois, il était très tard en soirée et nous avions complètement oublié qu’elle était encore là à travailler » (témoignage Thérèse L.)
"Mes grands parents étaient commerçants à la Chartre-sur-le-Loir. On faisait bouillir le linge sur la cuisinière puis la laveuse, âgée, qui se donnait des coups de pieds dans les jambes pour démarrer le matin, disait-elle, récupérait le linge et l'emportait sur une brouette à un lavoir sur le Loir". (témoignage Dominique P.)
De ferme en ferme
La mère Provost
"Elle avait sûrement un prénom mais pour moi, elle a toujours été et, est encore, "la Mère Provost". C'est elle qui venait comme journalière faire la lessive à Montreuil, la grande ferme que ma tante Génie et mon oncle Robert exploitaient. C’est là que je passais, dans mes jeunes années, une grande partie de mes vacances estivales, seul enfant dans un monde d’adultes, séparé d’une fratrie nombreuse parfois pesante.
Ce sont les mains de la laveuse qui m’ont d’abord frappé. Ses doigts gonflés et rouges m’ont plus marqués que sa tenue modeste : une robe de lainage sombre lui tombant à mi-mollets, sa paire de sabots couverts, son fichu noir d’où s’échappaient quelques mèches folles de cheveux gris. Ses joues étaient rougies par l’effort accompli pour parcourir à pied , de bon matin, les quelques kilomètres qui séparaient sa modeste maison plantée sur le coteau qui dominait la vallée de l’Huisne de son lieu de travail hebdomadaire.
À son arrivée à la ferme, ma tante Génie lui offrait le café, un de ces cafés dont on avait le secret dans les fermes sarthoises. Il mijotait depuis longtemps sur le coin de la grosse cuisinière à bois astiquée chaque samedi. Servi au casse-croûte du matin aux domestiques avec une tartine de beurre, il avait une saveur très particulière.
La Mère Provost se mettait rapidement en tenue, rapidité surprenante pour cette petite bonne femme un peu boulotte. Elle enfilait alors un grand tablier bleu délavé, son « devantiau » qui lui couvrait la quasi-totalité du corps. Elle se dirigeait vers la cabane où cuisait la soupe des cochons, non pour les nourrir mais pour charger la lessiveuse qui bouillait depuis le petit matin. Elle avait été préparée la veille par une domestique qui allumait le feu dessous dès son lever avant d’aller traire les vaches. Empoignant le couvercle en s’écartant pour éviter la chaleur de la vapeur qui s’échappait, la Mère Provost s’assurait que tout était en règle.
Elle demandait alors l’aide d’une des domestiques qui travaillait dans les parages à soigner les cochons ou les poulets mis à l’engraissement dans une soue un peu plus loin. S’emparant fermement des poignées de la lessiveuse, elles hissaient, en soufflant un peu, ce lourd fardeau sur la brouette deux marches plus bas. La partie la plus hasardeuse restait à accomplir, il fallait pousser la brouette sur une cinquantaine de mètre sur un chemin caillouteux au risque de voir le chargement s’étaler sur le sol, pour rejoindre le lavoir.
Arrivée au lavoir, elle tirait de la lessiveuse une pièce de linge brûlante. Au début de la lessive il fallait utiliser un petit morceau de branche de coudre (noisetier) pelée toute blanchie par ses fréquents trempages dans la lessive. La laveuse étalait cette pièce de linge sur la planche en bois blanc et, saisie d’une sorte de frénésie elle la savonnait puis la frottait, comme si sa vie en dépendait avec une brosse en chiendent fabriquée par un aveugle du bourg voisin. Elle frottait, retournait le linge, brossait... jusqu’à ce qu’elle estime qu’il était propre. J’ai toujours été stupéfait en constatant que ses mains bien que déformées ne laissaient jamais échapper le bloc de savon de Marseille dans le bassin. Venait ensuite le rinçage : agitée vigoureusement dans l’eau changée constamment par le flux de la fontaine, la pièce de linge ne rendant plus d’eau savonneuse était tordue puis essorée à grands coups de battoir. Enfin, posé sur le chevalet à l’arrière de la laveuse, il attendait les morceaux suivants. Enfin, venait l’étendage sur le fil dans le grand jardin à l’arrière de la maison. Par les jours de grand vent, j’aimais voir ce linge s’animer et gonfler tels de gros bonhommes». (témoignage Gérard C.)
Et les enfants?
Dans la toute petite enfance, le landau suit la laveuse ou la grand-mère amène le nourrisson pour la tétée. Les grandes sœurs s’occupent des petits. Les plus grands pêchent, jouent...
Jouer à cache-cache entre les draps qui sèchent, lever les vannes du bassin...les garnements courent vite pour échapper aux laveuses mais gare à la "correction" en rentrant à la maison, le soir!
"Il m’a toujours attiré et j’en garde un souvenir aussi clair que l’eau de son bassin : les planches grises et mousseuses qui l’entouraient, son toit à deux pentes en tuiles plates de pays, brun rouge et son bassin cimenté. Celui-ci était rempli d’une eau limpide sur la surface de laquelle le miroitement du soleil me fascinait. J’aimais beaucoup y plonger mes bras nus lorsque la chaleur estivale de l’après-midi devenait plus forte. L’eau venait d’une source captée au pied d’un cormier vénérable dans un pré voisin. Le trop-plein ressortait sur le flan opposé du bassin et formait un minuscule ruisseau que je me plaisais à suivre pour découvrir sa destination. Sans doute rêvais-je à ce moment aux voyages qu’il pourrait m’offrir si je pouvais le suivre plus loin". (témoignage Gérard C.)
"Denise, notre" laveuse" arrivait tous les jeudis matins sur son vélomoteur après dix kilomètres, par tous les temps. Elle retrouvait la "cabane" à l'entrée du jardin où l'attendaient le linge, la lessiveuse, les bassines, la brosse en chiendent et le savon de Marseille.
Ma sœur et moi, nous allions la retrouver en début d'après-midi après être passées par la "paille aux lapins". Nous y choisissions une paille, la plus droite, la plus rigide, la plus grosse possible.
S'ensuivaient le moment le plus délicat: tailler une des extrémités en étoile sans l'endommager, puis le moment le plus attendu: le concours de bulles de savon en picorant doucement la face la plus tendre du savon de Denise! Morceaux d'après-midis passés dans l'odeur de la lessive et les vapeurs humides avec nos bavardages de petites filles, anecdotes d'école, histoires de copines, chansons et récitations que sollicitait Denise. (témoignage Mireille T.)
Fascination de l’eau, des miroitements du soleil sous la toiture, léger déséquilibre sur le plancher mobile entre terre et eau, odeur de la lessive bouillante, douceur de l'enfance dans ce giron maternel! À côté de ces femmes au travail.
L'histoire invisible
"Il fut un temps tout proche, où l'eau était mesurée, où la ville ne la distribuait pas. Jusque dans les années soixante [...] les villages manquaient de ressources pour installer l'eau courante. Les femmes se retrouvaient aux fontaines pour y puiser l'eau quotidienne, et aux lavoirs publics pour la lessive. Il est des pays où cette activité n'a pas cessé".
Laver à genoux. "La position était inconfortable, le lieu plein de courants d'air, et on y souffrait. Tel était le lot des femmes de cette époque. Leurs mères, leurs grands-mères avaient fait ainsi, et la petite fille avait déjà son battoir et son garde-genoux à sa taille. On lui confiait les mouchoirs. Il fallait bien qu'elle apprît sa condition. Et le plutôt était le mieux, puisqu'il n'existait pas de poudre miracle, pas de machine merveilleuse et que les femmes devaient savonner, frotter, brosser, rincer, battre, rincer, encore dans l'eau froide, quelquefois glacée qui leur laissait les doigts fripés, la peau desquamée, souvent gercée." (Danielle DUMAS, préface de la pièce de théâtre Le Lavoir, de Dominique DURVIN et Hélène PROVOST, éditions des Quatre vents)
Aujourd'hui, l'eau jaillit du robinet, la machine à laver brasse le linge. L'eau est abondante. Le lavoir est déserté mais il reste accroché au cœur du village.
"J'y pénètre et je m'approche de la pierre... J'y pose mes paumes et montent les images. Des mains, des mains surtout. Mains blêmes et raidies d'onglée, mains de fillettes en devenir de femmes, mains nouées de rhumatismes des laveuses à la journée, tannées et torses comme celles des marins, mains savantes qui par ailleurs, à petits gestes, mesuraient la farine et le sel, brodaient fin, cousaient, épierraient les champs, pétrissaient le pain, repiquaient le plançon de salade. Mains anonymes, oubliées, jointes un jour, glacées, sur la poitrine et liées du chapelet.
Les lavoirs doux et murmurants témoignent de ces mains qui s'occupèrent de ce qui est au plus près de l'intimité : le linge. Draps et langes de la naissance, chemises qui plièrent des ventres, des cuisses, des sexes et reçurent tant de secrets nus, furent tachés de sueur, de sang, de sperme, d'urine et furent purifiés de ces scories de la vie dans le courant domestiqué de ces maisons de l'eau où j'écoute respirer l'Histoire invisible." (Marie ROUANET, préface de "La France des lavoirs " de Christophe LEFÉBURE)
Souvenirs d'un enfant de la vallée du Loir
Deux extraits du livre "le grand chambardement" d'Yves de Saint Jean, publié en 2016. Vous pouvez aussi retrouver l'auteur, ses textes, ses aquarelles et dessins sur son blog.
- le travail des femmes page 20
Le travail fait l'objet d'une répartition précise. Il y a celui des hommes et celui des femmes.
L'activité ds hommes est basée sur la force animale, les chevaux et les bœufs. Ce sont eux qui labourent, font les semailles, transportent et livrent les récoltes, dirigent battages et vendanges, pressent le vin ou le cidre.
A la femme, première levée, dernière couchée, revient les tâches de la basse-cour, les poules, les lapins, le soin du bétail, l'entretien de la maison, la lessive au lavoir et la cuisine. Après la traite, elle fait son beurre, sa crème et ses fromages dont elle vend une partie au marché. Elle prépare l'augée des cochons et ramasse des légumes pour la soupe. En dehors de ses activités dont elle détient l'exclusivité, elle doit aussi pouvoir aider les hommes quand c'est nécessaire dans certains travaux, biner les betteraves, participer à la moisson. C'est elle en général qui entasse les gerbes.
- le lavoir
Un peu avant l'entrée du village, ils entendirent tout un joyeux vacarme. On tape, crie et cause fort.
Au carrefour d'un petit chemin, ils découvrent un bâtiment tout en longueur sous les grands peupliers.
C'est le lavoir.
Toute fontaine n'a pas son lavoir mais tout lavoir est lié à une source. Celui-ci est situé sur un ruisseau qui prend naissance au lieu-dit "Les Fontaines". Il approvisionne les douves du château et se jette un peu plus loin dans la rivière "La Fare" affluent du Loir.
Jacquot ne s'arrête pas. S'il y a bien un lieu où les hommes ne pénètrent pas c'est bien celui-là. Certains hommes s'arrangent même pour faire un détour de peur d'être victime de quolibets de la part des femmes qui lorsqu'elles sont dans leur domaine ont le droit de crier toutes les vérités et bien d'autres choses encore.
Le lavoir est exclusivement réservé aux femmes. On y manipule ce que la famille recèle de plus intime: son linge. La parole n'est pas nécessaire et l'observation du linge témoigne de la prospérité de la maison. Elle permet d'apprendre beaucoup à qui sait interpréter, les souillures, les tissus élimés ou raccommodés: "Tiens elle lave ses serviettes, ce n'est pas encore pour cette fois".
Elles s'y rendent une ou deux fois par semaine parfois moins avec la brouette lourdement chargée de baquets, battoirs, brosses et corbeilles de linge. C'est la "buée", la grande lessive. Laver douze paires de draps, cinq douzaines de torchons, quatre douzaines de chemises de nuit et de jour en toile de lin ou de chanvre, les bas de coton, les tabliers, les chausses, les mouchoirs demande une énergie redoutable. La lessive se fait à la cendre de bois, celle de chêne et de châtaignier est évitée car trop riche en tanins. Des racines de saponaire jouent le rôle d'assouplissant et des rhizomes d'iris servent à parfumer la lessive.
Ainsi installées dans leurs agenouilloirs rembourrés de chiffons ou de paille, bien calées au bord de la pierre à laver, elles frottent à la brosse à chiendent, tapent au battoir, rincent, tordent le linge quo est ensuite posé provisoirement à égoutter sur un chevalet.
Certes le lavoir est un dur labeur pour les femmes mais c'est aussi un espace de liberté, rempli de vie, de bruit et de cancans. "Au lavoir, on lave le linge, mais on salit les gens". C'est l'endroit où l'on tape autant de la goule que sur le linge. Au village on le surnomme "l'hôtel des bavardes", "le moulin à paroles", "la chambre des députés" ou "l'académie de médisances". "Vous voulez apprendre les nouvelles, allez au lavoir" dit-on. "C'est ici, du matin au soir, que par la langue ou le battoir on lessive tout le village. On parle haut, on parle fort. Le battoir bat, la langue mord".
Les cafés leur sont fermés, elles ne peuvent participer à des réunions masculines. La lessive est leur occasion de rencontres féminines. Les pauses sont prétexte à pique-nique, bouillon ou vin chaud. On rit, on chante, on s'engueule parfois mais quand la convivialité s'invite, elle est propice aux confidences. Ainsi quand l'une d'entre-elles dit "qu'elle a glissé sur le chemin du lavoir", il faut comprendre qu'elle a trompé son époux ou rencontré un galant.
Luxueuse austérité
Voici des extraits du livre de Marie Rouanet "Luxueuse austérité" paru chez Albin Michel en 2006.
- couleurs délavées p10
Sur les autres lits aussi il y avait des couvre-pieds rouges, et même sur l'un un édredon dans sa housse du même ton, cerise. Ils s'opposaient, dans la pièce, au noyer presque noir des armoires, des montants des lits à rouleaux, d'un buffet à deux corps vitré en haut. C'est cela qui frappait, ces lits écarlates, le volant tombant bien droit sur les côtés, le noir des meubles, la netteté du plancher, pâle d'avoir été lavé avec la lessive de savon noir et de cendres qui avait déjà servi pour le linge.
- au lavoir p25
Ensuite, je découvris le lavoir du village. La lessive se faisait alors tout entière à l'eau courante. Frotter avec une brosse sur le plan incliné des lavoirs, en ciment lisse, me parut le comble de la modernité. Je m'y trouvais seule la plupart du temps car les gens du village possédaient tous des machines à laver. La seule personne que j'y ai jamais croisée venait rincer seulement, rarement laver. C'était la dernière laveuse de lessive travaillant pour les autres. On lui confiait des lavages délicats ou pénibles. Je me souviens d'un grand dessus de lit en linon et dentelle que l'on devait hésiter à mettre en machine, un linge luxueux et fin que l'on posait sur un fond de couleur, pour un lit carrément royal. De grosses couvertures de coton au crochet si lourdes quelle ne les soulevait que des deux mains, à grand-peine. Deux mains énormes, rouges et déformées. Nous parlions un peu avec cette femme solide, épaisse et nouée de rhumatismes. Elle portait son linge dans des panières d'osier et l'étendait dehors sur les fils posés par la commune, au soleil réverbéré par les cailloux de la rivière. Moi, je préférais les chênes.
- les archives du linge p116/117/118
Le plus émouvant à lire, ce sont les archives du linge. Linge de maison et vêtements des hommes et des femmes. Chaussettes aux talons reprisés, bordures effilochées consolidées d'un biais, pièces posées partout, jusque sur les sacs de jute et les grandes toiles carrées servant à monter et descendre le fourrage pour les bêtes. Aujourd'hui, j'ai utilisé un tablier de devant, exécuté dans un gros tissu. Il était destiné à de travaux salissants, cochon ou fromages. Il était blanc afin que l'on pût le faire bouillir. Sur le ventre, là où l'on s'appuyait contre la table, la pierre d'évier ou la planche à laver, il a été renforcé de plusieurs épaisseurs de toile, maintenues par une multitude de piqûres. Ce matelassage est fixé sur l'envers. Sur l'envers: cela me frappe. C'est qu'il convient de respecter l'apparence, l'ordre nécessaire même si personne ne regarde.
Il est des comportements que l'on juge primitifs par indifférence au désordre, aux mauvaises odeurs, à la saleté des maisons et des êtres. Au contraire, c'est un soin constant qui présida à la plupart des actes. Si le résultat n'est pas ce que l'on nomme la propreté ou le raffinement, ce n'est pas faute d'avoir ces soucis. Ils existent, ces soucis, mais dans les conditions de vie de ce petit peuple surchargé de travail, le seul qui m'intéresse pour son courage et son ingéniosité. Je ne parle pas des miséreux mais de la masse de ceux qui font face et font au mieux, pour les taches, pour la boue, pour les vêtements, les mouches, le fumier, le lavage des corps.....
Rien n'est beau comme des draps anciens étendus après la lessive et devenus transparents dans la lumière. Rien ne peut mieux convaincre et de l'économie et du souci méticuleux des maisons. Il m'est arrivé de compter jusqu'à trente cicatrices sur un seul, trente qui rendent compte de l'économie, de l'humble orgueil et du soin.